Air Sénégal : sauvetage public ou engagement à fonds perdus ?

Air Sénégal : sauvetage public ou engagement à fonds perdus ?

5 novembre 2025

La décision de l’État sénégalais de revenir au chevet d’Air Sénégal illustre à la fois une logique de souveraineté nationale et une stratégie économique controversée. Créée en 2016 et certifiée en avril 2018, Air Sénégal incarne l’espoir de faire de Dakar un hub ouest-africain. Cette troisième tentative du Sénégal de se doter d’une compagnie aérienne nationale viable, après les faillites d’Air Sénégal International (2001-2009) et de Sénégal Airlines (2011-2016), s’inscrit dans le Plan Sénégal Émergent et la Vision Sénégal 2050. Pourtant, la compagnie se débat aujourd’hui avec des bilans lourds, des contentieux de leasing et des factures d’investissement public impayées. Face au recentrage stratégique annoncé en 2024 et à la restructuration institutionnelle en cours, la question centrale demeure : l’apport des fonds publics était-il un choix cohérent ou risqué pour les finances publiques ?

Un gouffre financier préoccupant

Sur le plan financier, les chiffres révèlent l’ampleur du défi. Air Sénégal a bénéficié d’une injection étatique majeure, totalisant 181 milliards de francs CFA depuis sa création. Les pertes récentes font état de 89 milliards de francs CFA en 2022 et 57 milliards en 2023, selon les révélations du Premier ministre Ousmane Sonko. Pour une compagnie dont le capital social ne s’élève qu’à 40 milliards de francs CFA, ces pertes traduisent un déséquilibre structurel majeur qui interroge sur la viabilité du modèle économique adopté.

La Cour suprême de l’État de New York, saisie par Carlyle Aviation Partners, a ordonné la restitution de quatre Airbus A319 et A321. La compagnie se trouve confrontée à des dettes de paiement substantielles. En outre, la dette globale d’Air Sénégal dépasse désormais 118 milliards de francs CFA, exposant la vulnérabilité de la chaîne de paiement et fragilisant les relations avec ses créanciers. Cette situation a contraint la compagnie à suspendre plusieurs lignes internationales, notamment vers New York, Milan, Barcelone, Lyon et Marseille, réduisant ainsi drastiquement son réseau à partir de septembre 2024. Le 31 juillet 2025, un procès a été déposé à New York. Carlyle Aviation Partners réclame des loyers impayés et des dommages-intérêts pour manquements contractuels concernant quatre appareils loués depuis 2018 et 2019. Les montants réclamés par Carlyle ont évolué : d’abord environ 10 millions de dollars pour les arriérés de loyers, puis jusqu’à 65,2 millions de dollars incluant les frais de restitution et les dommages. Ce litige illustre les difficultés structurelles de la compagnie et témoigne de l’échec d’une partie de sa stratégie de location d’appareils, qui a englouti plus de 100 milliards de francs CFA sans résoudre les problèmes opérationnels.

Les atouts stratégiques d’Air Sénégal

Stratégiquement, le choix de l’État sénégalais est compréhensible. Un transporteur aérien national participe au renforcement de l’intégration économique panafricaine et garantit une certaine autonomie pour le trafic intra-africain et les liaisons vers l’Europe et l’Amérique. L’aéroport international Blaise Diagne, inauguré en 2017 et situé à 50 kilomètres de Dakar, constitue un atout majeur avec sa capacité d’accueil de 10 millions de passagers par an, positionnant potentiellement le Sénégal comme un hub régional stratégique.

L’annonce en octobre 2025 d’un programme de 66 milliards de francs CFA (environ 117 millions de dollars) pour l’acquisition de deux nouveaux appareils témoigne de cette volonté d’investir dans l’autonomie nationale. De même, la restructuration opérationnelle incluant la formation des navigateurs, la rationalisation des compétences et l’allègement des coûts de location vise à internaliser des compétences et à réduire la dépendance à l’égard des bailleurs étrangers, tout en renforçant une compagnie déficitaire. Le gouvernement prévoit également la création d’une filiale baptisée « Air Sénégal Express » dédiée aux vols intérieurs et vers les pays limitrophes, avec une ouverture du capital au secteur privé national.

Mais cette stratégie comporte un risque évident pour les finances publiques, dans un contexte où le Sénégal fait face à une hausse de sa dette publique et à un ralentissement économique. L’État, à travers une infusion budgétaire annoncée et une restructuration institutionnelle, pose la question centrale : apporter des fonds publics constitue-t-il un choix cohérent pour soutenir une compagnie structurellement fragile, ou s’agit-il d’un engagement à fonds perdus ? La réponse à cette interrogation déterminera non seulement l’avenir d’Air Sénégal, mais aussi la crédibilité de la stratégie sénégalaise de souveraineté aérienne dans un secteur hautement concurrentiel où la rentabilité demeure l’impératif ultime.

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