À l’aube de son indépendance en 1980, le Zimbabwe portait l’espoir d’une transformation profonde, notamment à travers la redistribution des terres agricoles confisquées à l’époque coloniale. Pourtant, ce qui aurait pu devenir un modèle de justice et de prospérité s’est transformé, deux décennies plus tard, en l’un des plus graves effondrements économiques de l’histoire contemporaine. Aujourd’hui encore, les cicatrices laissées par une réforme agraire menée dans la précipitation continuent d’entraver le développement du pays. Pourquoi cette réforme, fondée sur des principes légitimes, a-t-elle tourné au désastre ? Que révèle-t-elle des dynamiques de pouvoir en Afrique postcoloniale ?
Le Zimbabwe, longtemps considéré comme le grenier de l’Afrique australe, a vu son destin basculer au tournant des années 2000. À l’origine : une réforme agraire menée dans la précipitation par le président Robert Mugabe. Présentée comme une mesure de justice sociale, cette redistribution des terres visait à réparer les inégalités héritées de la colonisation. Mais elle s’est transformée en désastre économique, précipitant le pays dans la misère, l’exil et la dépendance humanitaire. Aujourd’hui encore, les séquelles sont visibles et la réforme n’a profité ni aux fermiers blancs expropriés, ni aux paysans noirs censés en être les bénéficiaires. Lorsque le Zimbabwe accède à l’indépendance en 1980, l’injustice est criante : une infime minorité de fermiers blancs possède la majorité des terres agricoles les plus fertiles, tandis que la population noire, largement majoritaire, est reléguée à des terres arides et marginales. Pendant deux décennies, la réforme agraire avance lentement, entravée par le manque de financements, l’inertie politique et une approche consensuelle imposée par les accords de Lancaster House, signés à l’indépendance. Mais en 2000, tout bascule. Après avoir perdu un référendum constitutionnel et sentant sa légitimité vaciller, Robert Mugabe lance un programme de redistribution forcée des terres. Les fermiers blancs sont expropriés sans compensation et des dizaines de milliers d’hectares sont redistribués à des Zimbabwéens noirs. Sur le papier, l’intention semble juste. Dans les faits, la réforme se transforme rapidement en instrument politique. Des terres sont attribuées non pas aux paysans, mais à des proches du régime, à des militaires ou à des cadres du parti. Les occupations deviennent violentes, anarchiques, et se font sans encadrement, ni accompagnement technique.
L’agriculture commerciale, pilier de l’économie nationale, s’effondre. La production de maïs chute dramatiquement, les exportations de tabac et de coton suivent. Le Zimbabwe, autrefois autosuffisant, devient dépendant de l’aide alimentaire. L’hyperinflation atteint des sommets délirants, ruinant les épargnes et les revenus. Le savoir-faire agricole est perdu du jour au lendemain. Des fermiers expérimentés, expropriés sans recours, fuient à l’étranger. Ceux qui restent n’ont souvent ni les compétences, ni les outils, ni l’accès au crédit pour relancer la production. Résultat : la famine menace, la monnaie s’effondre, et la population sombre dans la pauvreté. Mais au-delà de l’échec technique de cette réforme, c’est le fonctionnement même du pouvoir qui est en cause. Le gouvernement zimbabwéen, comme tant d’autres sur le continent, a glissé progressivement vers une forme d’autoritarisme clientéliste. Ce glissement n’est pas le fruit du hasard. Dans de nombreux pays postcoloniaux, les institutions héritées de l’indépendance sont fragiles, peu autonomes et souvent contrôlées par l’exécutif. Le président incarne l’État, concentre tous les pouvoirs et redistribue les ressources selon une logique de loyauté et non d’intérêt collectif. L’argent et le pouvoir deviennent des outils de survie politique plus que de gouvernance. La fonction présidentielle est perçue non comme une responsabilité, mais comme un butin de guerre. L’entourage du chef de l’État s’enrichit, les opposants sont muselés, et la population est reléguée au second plan. Dans ce contexte, même les réformes les plus nécessaires — comme la redistribution des terres — finissent par être dévoyées. Elles ne sont plus guidées par la justice ou l’efficacité, mais par la peur de perdre le pouvoir, par la volonté de récompenser les fidèles ou d’acheter la paix sociale.
Aujourd’hui, les effets de cette dérive sont toujours présents. Le Zimbabwe reste englué dans une crise économique chronique, marqué par un taux de chômage endémique et une défiance généralisée envers les institutions. Les tentatives récentes de compensation aux fermiers blancs et de relance agricole peinent à porter leurs fruits. La réforme foncière n’a jamais été repensée en profondeur, et les inégalités structurelles persistent. Le cas zimbabwéen illustre avec force combien une réforme, aussi légitime soit-elle dans son intention, peut se transformer en désastre si elle est menée dans l’opacité, sans vision à long terme, et au service d’un pouvoir devenu sa propre finalité. L’histoire du Zimbabwe n’est pas celle d’un échec agricole, mais celle d’un État capturé par une élite, où la promesse de justice s’est noyée dans le calcul politique. Le plus tragique, c’est qu’aujourd’hui, ni les anciens propriétaires, ni les nouveaux, ni les citoyens ordinaires n’en sont sortis gagnants.
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