Le cacao, matière première indispensable à la fabrication du chocolat, constitue une ressource stratégique pour plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, au premier rang desquels la Côte d’Ivoire et le Ghana. Ensemble, ces deux nations assurent plus de 60 % de la production mondiale. Pourtant, malgré cette position dominante sur le marché international, une question persiste : le cacao est-il réellement une chance économique pour ces pays, ou bien une culture qui perpétue dépendance et inégalités ? Sur le plan agricole, le cacao offre certains avantages. Cultivé en majorité dans des systèmes agroforestiers, il contribue à préserver la biodiversité. Contrairement aux monocultures intensives qui épuisent les sols, les cacaoyers peuvent cohabiter avec d’autres espèces végétales, comme les bananiers ou les avocatiers. Cette diversité permet aux agriculteurs de diversifier leurs revenus tout en maintenant un écosystème plus résilient face aux changements climatiques. Sur le plan économique, le cacao est une culture de rente majeure pour des millions de familles. En Côte d’Ivoire, on estime que près de six millions de personnes dépendent directement ou indirectement de cette filière. Les exportations de fèves représentent une part importante des recettes d’exportation du pays et jouent un rôle essentiel dans l’équilibre macroéconomique. De plus, la demande mondiale reste soutenue, portée par l’appétit croissant des marchés émergents pour les produits chocolatés, tandis que les consommateurs des pays industrialisés se tournent de plus en plus vers des chocolats premium à forte teneur en cacao.
Mais derrière cette apparente réussite, la réalité est bien plus contrastée. Les producteurs de cacao, majoritairement de petits exploitants, touchent une rémunération largement insuffisante au regard de la valeur qu’ils génèrent. En Afrique de l’Ouest, beaucoup vivent sous le seuil de pauvreté, avec des revenus parfois inférieurs à un dollar par jour. Ce paradoxe s’explique par un système de fixation des prix complexe et déséquilibré. Bien que les États ivoirien et ghanéen imposent un prix minimum d’achat pour stabiliser les revenus, ce prix reste en deçà des cours mondiaux, et une part importante de la valeur ajoutée est absorbée par les taxes, les frais logistiques ou les intermédiaires. Pendant ce temps, les grands groupes agroalimentaires — qui transforment les fèves en produits finis à forte valeur — réalisent des marges importantes. Une simple tablette de chocolat vendue en Europe ou en Amérique du Nord peut valoir jusqu’à cinquante fois le montant initial versé au producteur. Alors que le marché mondial du chocolat dépasse aujourd’hui les 100 milliards de dollars, la part qui revient aux cultivateurs demeure dérisoire. Le système actuel est également influencé par les bourses de Londres et de New York, où les prix du cacao sont fixés selon des dynamiques spéculatives souvent éloignées de la réalité du terrain. Les producteurs africains, qui n’ont pas voix au chapitre dans ces marchés financiers, subissent ainsi les conséquences de décisions prises à des milliers de kilomètres de leurs plantations.
Face à cette situation, plusieurs pistes émergent pour faire du cacao un véritable moteur de développement durable en Afrique. Le commerce équitable, d’abord, propose un modèle alternatif en garantissant des prix supérieurs au marché, accompagnés de primes destinées à financer des projets communautaires. Mais cette filière reste encore marginale au regard du volume total produit. Un enjeu majeur réside dans la transformation locale. Aujourd’hui, la quasi-totalité des fèves produites en Afrique est exportée à l’état brut. Cela signifie que les pays producteurs ne captent qu’une fraction de la valeur générée par la chaîne de production. Le Ghana, conscient de ce déséquilibre, ambitionne de transformer localement 50 % de sa production d’ici 2030. Si cette stratégie se généralise, elle pourrait créer de l’emploi, dynamiser les économies locales et rééquilibrer les échanges internationaux. Enfin, une meilleure structuration des producteurs — notamment à travers des coopératives — leur permettrait de renforcer leur pouvoir de négociation. L’initiative conjointe lancée par la Côte d’Ivoire et le Ghana pour imposer un « différentiel de revenu décent » aux industriels va dans ce sens. Elle vise à améliorer les conditions de vie des producteurs en ajoutant une prime aux prix mondiaux, afin de garantir un revenu minimum viable.Le cacao a donc le potentiel de devenir une culture d’avenir pour l’Afrique, à condition de repenser en profondeur les règles du jeu. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter la production, mais de mieux partager la valeur. Une rémunération plus juste, une transformation locale accrue et une diversification des sources de revenus agricoles sont les clés pour rendre cette culture durable — économiquement, socialement et écologiquement. Le chocolat, symbole de plaisir dans les pays riches, doit aussi devenir une source de prospérité pour celles et ceux qui le cultivent. Au-delà de l’économie, c’est une question de justice.
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